Nefta Poetry : «Les stéréotypes de race traversent toutes les cultures»

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Poétesse, performeuse, chorégraphe, chercheuse, l’artiste multicartes nous parle du rapport à la couleur, à l’amour, au désir et à la mixité, vu des Antilles. 

Constatez-vous, dans le rapport au désir entre personnes de différentes couleurs, une différence entre Paris (où vous avez étudié) et la Guadeloupe (où vous êtes retournée vivre) ?

Oui, en tant que franco-caribéenne, je constate une grande différence : je vais parler d’hommes et de femmes, car en Guadeloupe comme en Martinique, l’homosexualité n’est pas quelque chose qu’on vit ouvertement, ce n’est pas encore vraiment entré dans le paysage culturel. La différence première réside dans le rapport au corps qui ne s’expose pas en France, où on est plus couverts, notamment à cause du climat. En Guadeloupe ou en Martinique, le corps est le premier vecteur de communication au quotidien : sans rentrer dans les stéréotypes, les formes sont plus visibles. Quand les gens sortent, les danses sont très sensuelles. Cela a même été déstabilisant pour moi quand je suis arrivée à Paris, où le vecteur de communication était principalement verbal (on arrive en hiver d’ailleurs quand on est étudiant). Dans certaines classes sociales antillaises, on sera plus dans la norme européenne mais, majoritairement, le rapport est très physique, dès le premier contact. Sur la question des carnations, la société guadeloupéenne reste ségréguée. Ce n’est pas le système qui l’impose, mais ça se fait «naturellement», les Blancs restent entre Blancs et les Noirs entre Noirs dans l’espace privé, même s’ils fréquentent d’autres couleurs au travail ou ailleurs. Les afro-descendants auront plus de contacts avec les Indiens, mais les «métros» [métropolitains ndlr], comme on les appelle, vont rester plutôt entre eux. C’est un effet de communauté corporatiste et culturelle.

La sexualité et le désir sont-ils aussi ségrégés ?

Les gens se rencontrent dans certains espaces. Certaines soirées peuvent être assez mixtes mais, en général, plusieurs lieux de sortie comme la Marina sont clairement plus européens, même dans le type de restauration. Et il y a des espaces avec principalement des Antillais nés aux Antilles où on passera principalement de la musique afro-caribéenne ; là, les rencontres mixtes sont plus improbables. Bien sûr, ça peut arriver que des hommes blancs s’intéressent à des femmes noires et vice-versa. Mais y a-t-il de l’amour? Peuvent-ils être en couple? C’est autre chose. Nous sommes dans une société où le rapport à la couleur est encore très important. Même si, dans ma génération de 25-35 ans, nous sommes plus ouverts : l’héritage colonial viendra moins s’imposer comme jugement entre les jeunes. Cela dit, l’héritage du temps de l’esclavage fait encore partie des grilles de lecture quotidiennes, au niveau matrimonial et sentimental. Quand on rencontre quelqu’un, on va vouloir savoir qui c’est. «C’est un Noir, mais un Noir comment?» C’est pour ça que, chez les femmes, le mouvement nappy, une revalorisation de la négritude, est très important : il permet de mieux s’accepter. Aux Antilles, on ne se blanchit certes pas par la peau, mais on le faisait par le mariage : pour «sauver la peau» comme le dit l’expression. Se marier avec un Blanc ou une personne plus claire que soi permettait d’avoir des enfants ayant des attributs plus valorisés par la société : des cheveux plus lisses, une peau plus claire…

Cette hiérarchie ne s’est pas atténuée ?

C’est moins fort mais cela existe encore. Il reste dans le langage des expressions très péjoratives. J’ai 35 ans et, depuis mon enfance, c’est quelque chose qui a toujours existé. On va souvent me complimenter sur mes cheveux parce qu’ils ne sont pas trop crépus, et cela intervient beaucoup dans le rapport de séduction : la femme claire a toujours été plus valorisée. Même si on essaie d’aller vers une «déstigmatisation», un long travail de psychanalyse sociétale reste à faire. Certaines femmes voudront aller avec des Blancs parce qu’elles les pensent plus doux et attentionnés, ce qui n’est pas tout à fait faux : même si l’homme afro-caribéen peut être doux, il le sera moins ouvertement, car une certaine idée de la virilité et de la pudeur demeure très importante dans nos sociétés. C’est pour ça que l’homosexualité n’est pas visible dans l’espace public.

Beaucoup de sociétés très ségrégées développent une attirance sexuelle pour l’autre couleur, cantonnée à la sexualité…

Oui, je vois clairement une différence entre sexualité et matrimonialité. On peut avoir des relations sexuelles avec des personnes d’autres couleurs, selon le degré d’émancipation de chacun, mais beaucoup d’hommes et de femmes noirs diront que s’ils se marient, ce ne sera pas avec une personne blanche. Les familles peuvent se montrer réticentes à accueillir un Blanc car, très souvent, il reste considéré comme un colon. Cela ne veut pas dire que la société est fermée, mais étant dans une société phénotypico-sociale, tout ce qui est social est relié aussi au phénotype. La société postcoloniale a balisé certaines choses sur des critères de couleur. Le rapport au corps blanc est lié aux filtres coloniaux, hérités du capital familial et culturel qui varie d’une famille à l’autre. Pour beaucoup d’hommes, coucher avec une blanche est la revanche sur l’esclavage, et ils vont le dire. Pour les femmes, je pense que c’est plus une recherche matrimoniale : l’homme Blanc sera valorisé d’un point de vue économique.

Quand vous avez, en partie, fait vos études à Paris, comment vous est apparu le rapport Noirs – Blancs ?

Cela m’a semblé très différent. Les stéréotypes sur les Antillaises étaient très présents, j’ai entendu des discours encore très coloniaux, visant à dire que les femmes noires étaient plus sexuelles. Il y a un imaginaire sexuel qui habite le corps noir en général et qui va beaucoup revenir, même dans les conversations entre femmes.

Certains humoristes africains jouent sur les stéréotypes des Antillais, ceux-ci s’étend-ils donc hors d’Europe ?

Les stéréotypes de race traversent toutes les cultures. Les Africains voient les Antillais comme des hommes toujours en recherche de femmes, qui dansent le zouk et boient du rhum. Les Noirs auront les mêmes stéréotypes que les Blancs sur les Chinois et les Arabes. Mais la valorisation du corps blanc est partout aujourd’hui. Même si ça fait trois générations que nous sommes français, nous sommes toujours conditionnés par le colonialisme. On n’a pas encore réinventé quelque chose.

Recueilli par Marc Cheb Sun et Noé Michalon

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Sur l'auteur

Auteur, éditorialiste, il travaille sur différents enjeux et dynamiques autour de la France plurielle (société, culture, économie, histoire, religions…) et dirige le média dailleursetdici.news. Il développe également des fictions (romans, scénario..) et collabore à différents médias.

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