En Ouganda, le hip-hop au service du changement social

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Malgré la pluie fine de ce début avril, le porche du Sharing Youth Centre du quartier populaire de Nsambya, au sud de Kampala, ne désemplit pas. Réglées comme des métronomes, les paires de jambes s’activent, pivotent et se croisent sur fond de hip-hop endiablé. Les retardataires arrivent au pas de course et saluent rapidement leurs collègues, poing contre poing, avant de rejoindre la piste. Comme tous les lundis soirs, ce sont des dizaines de jeunes qui se réunissent pour participer aux répétitions de danse organisées depuis dix ans par le collectif Breakdance Project Uganda (BPU).

Ougandais passionnés issus de toutes origines sociales, jeunes réfugiés congolais ou burundais, enfants de milieux défavorisés : ces séances gratuites se veulent le carrefour de plusieurs mondes en collision, au point que la danse n’en est plus qu’une composante parmi d’autres. Leur slogan le revendique, il s’agit d’utiliser la breakdance « pour un changement social positif ». Et malgré une visibilité encore faible du hip-hop dans un pays encore acquis au reggae et au dancehall, c’est toute une génération qui commence à être impactée.

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Partis de rien en 2006, les rappeurs à l’initiative du projet ont désormais perdu de vue les limites de leur organisation devenue tentaculaire. « Aujourd’hui, j’estimerais à un millier le nombre de personnes qui gravitent autour de BPU » estime Abraham Tekkya, le fondateur de BPU, avant de rajouter, le sourire au coin des lèvres, qu’il n’a « aucune idée du nombre de personnes formées depuis le début, sinon qu’elles se comptent en de nombreux milliers ». Des antennes régionales relaient aussi en province les séances gratuites de BPU, et des initiatives similaires voient le jour dans les pays voisins.

 

Mais le bilan se chiffre autrement qu’en personnes formées. « Ici, notre vision c’est que chaque élève est formateur et vice-versa. Quand tu apprends quelque chose, tu dois le rendre à d’autres, et ici, on apprend aussi la confiance en soi et l’estime », lance Joram Ssekitoleko en rajustant ses dreadlocks. Arrivé dans le collectif en 2007, il est un exemple vivant du changement social que le groupe vise à amener. « J’avais 16 ans à l’époque, je prenais de la drogue ou je sniffais de l’essence. Je ne respectais pas mes parents, je traversais vraiment une mauvaise passe. Puis, un ami m’a parlé de ce groupe et j’ai radicalement changé », raconte le rappeur engagé originaire du bidonville de Nsambya-Katwe. Joram n’est qu’une belle histoire parmi des centaines. La plupart des danseurs du jour pensent à Oscar, ce jeune Ougandais qui s’est mis à la photographie et étrenne désormais son premier appareil, ou à ses nombreux amis qui ont des projets de se lancer dans le montage vidéo.

Grâce à un vaste réseau de soutiens nationaux comme internationaux, BPU aspire à provoquer un changement plus profond. Ils peuvent désormais se permettre de financer des bourses scolaires pour plusieurs enfants qu’ils parrainent. C’est le cas notamment de Sharon, 10 ans et déjà un certain charisme pour danser et parler en public : « Sans BPU, je ne pourrais pas aller à l’école, personne ne saurait que je fais du rap », réalise cette jeune championne, qui a déjà remporté plusieurs prix à des compétitions de hip-hop. « Le groupe nous fait voyager, rencontrer de nouvelles personnes, nous apprend à les aimer et non à les détester », complète-t-elle, sous les hochements de tête de ses jeunes amies.

 

Car en organisant une petite heure de conversation après les 4 heures de danse du lundi, les membres de BPU veulent aussi stimuler l’humilité et la gratitude. Pendant ce temps d’expression libre, jeunes et adultes se relaient au micro et font se lever les personnes qu’ils tiennent à remercier, pour leurs cours, leurs conseils, leurs implications, et débattent parfois des petits problèmes qui peuvent avoir lieu. C’est un vrai esprit de groupe qui se crée à ce moment-là, et qui se retrouve dans les paroles de la jeune Salyu, 12 ans, originaire du Congo, et qui veut « faire de BPU les vrais champions, dans le monde entier ».

 

En vendant des t-shirts à l’effigie du groupe (plus de 7.000 écoulés depuis le début), le collectif est autosuffisant et plusieurs de ses membres vivent de leur activité à plein temps. Grâce à de nombreux mécènes, les activités de BPU sont démultipliées : « Ce n’est plus une organisation, c’est devenu un mouvement ! » s’enthousiasme Abraham Tekkya. « De nombreuses ONGs nous fournissent des services gratuitement, ce qui nous permet à notre tour d’être totalement gratuits ».

 

Abraham Tekkya, au premier-plan. Crédits Astrid Dill.

Abraham Tekkya, au premier-plan. Crédits Astrid Dill.

La liste des artistes soutenant BPU aurait de quoi épuiser un Prévert. Les grands noms de la scène hip-hop ougandaise sont au rendez-vous lorsqu’il s’agit de promouvoir un rap conscient et fédérateur : Luyonga, Lady Slike, Crazy Legs… « La breakdance permet de rendre fier celui qui la pratique, de lui faire avoir confiance en lui », explique St. Nelly Sade, rappeur proche de BPU depuis 9 ans. « Et puis ce qu’apprennent ces jeunes permet de développer un rap positif, loin du rap commercial qui passe à la radio », complète-t-il.

Habituée à rendre visite chaque année à ses amis de BPU, Aino, professeure de danse finlandaise, s’active de tous les côtés de la scène, environnée de danseurs. « C’est une manière très spéciale de promouvoir le changement social », souffle-t-elle, les joues rougies  par une séance intensive. « Cette approche m’a fait changer mon propre comportement, ma manière d’étudier et de travailler », développe cette étudiante en relations internationales, qui a consacré une partie de ses recherches au hip-hop. « C’est incroyable de voir à quel point les gens changent vite », constate cette collaboratrice de longue date.

 

Cette nébuleuse associative et artistique fait aussi venir chaque lundi des personnes sans lien direct avec le hip-hop. « J’aime voir les gens s’engager, j’ai beaucoup d’amis ici, et je viens chaque semaine avant tout pour les voir », témoigne Justine, chercheuse française en économie, accompagnée de Margarita, son amie russe, volontaire en ONG, qui vient aussi retrouver une communauté à laquelle elle s’est attachée. « C’est touchant de voir comment chacun se trouve une place dans la société et se développe intérieurement », complète Astrid, photographe allemande qui immortalise depuis déjà six ans les activités des breakdancers. « C’est l’un des meilleurs projets que j’aie jamais vus », achève-t-elle, émue.

Crédits : Astrid Dill

Crédits : Astrid Dill

Enivrés par leurs effectifs exponentiels, les membres de BPU, , se tournent vers un avenir radieux. Cet effet boule de neige commence également à toucher le monde de la francophonie, grâce aux nombreux congolais et burundais qui intègrent BPU, ou encore aux ateliers donnés dans un centre d’accueil de réfugiés, dans le cadre de la Fête de la Langue Française organisée par l’ambassade de France en mars. En ligne de mire, ils ont aussi le festival Hip Hop for Society, en janvier 2017, qu’ils organisent à Kampala. Et avec comme motif d’espoir cette phrase d’Astrid, qui n’hésite pas une seconde : « Quand les gens viennent à BPU la première fois, ils reviennent toujours ».

Crédits photo : Astrid Dill

Crédits : Astrid Dill

hip hop Ouganda

Sur l'auteur

Noé Michalon

Noé Michalon est journaliste, particulièrement intéressé par les questions de politique africaine et de mixité sociale dans les sociétés occidentales. Il est actuellement en master d’études africaines à Oxford (Royaume Uni).

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